C’est le hasard qui a mis entre mes mains les lignes d’un grand-homme de la littérature française qui m’ont apporté la pièce manquant de ce casse-tête avec lequel je m’entretenais et qui m’ont permis de prendre le recul nécessaire pour regarder avec clarté le projet Slocum dans son ensemble.
« …et par contre, si je communique à mes hommes l’amour de la marche sur la mer, et que chacun d’eux soit ainsi en pente à cause d’un poids dans le cœur, alors tu les verras bientôt se diversifier selon leurs mille qualités particulières. Celui-là tissera des toiles, l’autre dans la forêt par l’éclair de sa hache couchera l’arbre. L’autre, encore, forgera des clous, et il en sera quelque part qui observeront les étoiles afin d’apprendre à gouverner. Et tous cependant ne seront qu’un. Créer le navire ce n’est point tisser les toiles, forger les clous, lire les astres, mais bien donner le goût de la mer qui est un, et à la lumière duquel il n’est plus rien qui soit contradictoire mais communauté dans l’amour… Créer le navire, ce n’est point le prévoir en détail. Car si je bâtis les plans du navire, à moi tout seul, dans sa diversité, je ne saisirai rien qui vaille la peine. Tout se modifiera en venant au jour et d’autres que moi peuvent s’employer à ces inventions. Je n’ai point à connaître chaque clou du navire. Mais je dois apporter aux hommes la pente vers la mer. »
Extrait de Citadelle section LXXV par Antoine de Saint-Exupéry